Le problème des longitudes et la construction du navire

 

[Vincent Dulague], Leçons de navigation. 1768
8 Z 5850 INV 8961 RES

 

Le prix de l'Académie des sciences de 1767

Pour se situer en mer, les navigateurs ont besoin de connaître leur latitude et leur longitude. La latitude peut se calculer en observant la hauteur du soleil ou de l’étoile polaire par rapport à l’horizon. Mais il est plus difficile de déterminer la longitude uniquement à partir d’observations astronomiques, ce qui rend la navigation incertaine et peut causer des drames.

Au XVIIIe siècle, les grandes puissances européennes veulent étendre leur domination sur les mers et sont à la recherche de l’exactitude dans le calcul du point en mer. Les recherches se focalisent sur une question d’horlogerie.

En effet, il est possible de calculer sa longitude en comparant une heure de référence (celle du port de départ) à l’heure solaire de la position du navire. Mais il faut pour cela une montre capable de rester exacte sur un navire en mer, avec tous les dérangements que cela implique : tangage, roulis, humidité, sel…

Les Anglais disposent dès 1736 d’un chronomètre marin créé par l’horloger Harrison, qui ne présente que quelques secondes de retard après plusieurs semaines en mer. En France, dans les années 1760, plusieurs horlogers sont à la recherche de mécanismes similaires et l’Académie des sciences les encourage en proposant en 1765 un prix sur « la meilleure manière de mesurer le temps en mer ».

Les horlogers Pierre Le Roy et Ferdinand Berthoud proposent des montres marines, mais l’Académie des Sciences ne souhaite pas remettre le prix tant qu’elles n’ont pas été testées en mer. Le prix de 2000 livres n'est pas attribué en 1767 comme prévu mais reporté de deux ans et doublé, afin d’avoir le temps d’éprouver les montres en mer.

 

 

L’intervention décisive du marquis de Courtanvaux

Membre honoraire de l’Académie des Sciences depuis 1764, François-César Le Tellier, marquis de Courtanvaux, offre de financer une expédition destinée à vérifier la fiabilité des chronomètres proposés.

François-César Le Tellier,
marquis de Courtanvaux.
Buste par Charles-Antoine Bridan.
Bibliothèque Sainte-Geneviève.

Cet ancien militaire est l’arrière-petit-fils de Louvois, ministre de Louis XIV. Féru de sciences mais regrettant de n’avoir pas eu une grande éducation, il place beaucoup d’attentes dans son fils, Charles François César Le Tellier, marquis de Montmirail. Il lui transmet le goût des sciences et lui assure une bonne éducation, ce qui lui permet d’être reçu comme membre honoraire de l’Académie des sciences en 1761. À la suite du décès de son fils à 30 ans en 1764, Courtanvaux reprend la place de membre honoraire laissée vacante.

Dépourvu d’héritier, il se consacre à la science : chimie, physique, mécanique, géographie, astronomie. Il met sa fortune au service de l’Académie en finançant cette expédition, dont la première étape est la construction d’un navire conçu spécifiquement pour cela : L’Aurore. Ce généreux mécénat n’est probablement pas étranger à son élection comme président de l’Académie des sciences en 1769.

 

Construction et spécificités du navire

Plan des aménagements de la corvette L'Aurore. Ms. 1076, f. 54.

Les plans du navire sont réalisés par Nicolas Ozanne, dessinateur de marine au Dépôt des cartes et plans et membre de l’Académie de marine, pour son premier essai de construction navale. Sa mission est de concevoir un navire facile à manoeuvrer : la vérification de la marche des montres marines nécessite de faire de nombreuses étapes dans des ports où l’on peut installer un observatoire afin d’en mesurer la longitude et la latitude. Ce navire doit également pouvoir loger confortablement un équipage complété d’une équipe scientifique et des instruments nécessaires aux observations astronomiques en plus des montres marines.

La construction de L’Aurore a lieu au Havre et se termine à temps pour le début de l’expédition en mai 1767.

Les contemporains utilisent le terme de « frégate » pour la désigner, mais on lui préfère aujourd’hui l’appellation de « corvette » en raison de sa taille inhabituelle pour une frégate, avec une longueur de 21,5 mètres. Ses qualités de navigation sont soulignées par Courtanvaux dans le journal du voyage :

Peu de marins ont vu un bâtiment de cette force, virer de bord, dans une grosse mer, avec autant de célérité et de diligence, sans perdre de terrain, ce qui nous a heureusement servi en débouquant de Rotterdam.

La conception originale de son gréement explique en partie cette manoeuvrabilité : une brigantine, petite voile facilitant les virements de bord, se trouve sur le mât arrière à la place de l’artimon habituel, ce qui est rare pour un navire de cette période.

L'Aurore. Plume et aquarelle. EST 93 RES (P.3).

Parmi les spécificités du navire figurent les aménagements intérieurs conçus spécifiquement pour l’expédition scientifique. La grande chambre à l’arrière du navire est dotée d’une forme carrée inhabituelle, qui a permis d’installer des garde-robes (toilettes) le long de la coque. Des logements sont installés à côté de la grande-chambre et dans la sainte-barbe comme l’atteste le plan de la corvette présenté dans la partie Visite. Cette place sert à loger les astronomes, horlogers et autres visiteurs, mais aussi les instruments scientifiques. La place nécessaire aux instruments est une des raisons qui a poussé à limiter l’artillerie à six canons de petit calibre, qui ne servent qu’à donner et rendre les saluts.

Le goût artistique de Nicolas Ozanne se ressent dans la richesse de son décor, bien visible dans le modèle du navire. Charles-Antoine Bridan réalise les dessins de la figure de proue féminine, qui tient un flambeau et le chiffre de Courtanvaux, et des deux tritons qui soutiennent le tableau de poupe. Les décors peints des aménagements intérieurs sont réalisés par Nicolas Huet.

Courtanvaux obtient pour la corvette le statut de « frégate du Roi », lui permettant d’arborer le pavillon blanc, habituellement réservé aux bâtiments de la Marine royale.